24 avril 1976. Maestranza.
Pour la première fois de ma vie, j'assiste à une corrida à Séville.
Au cartel de ce jour, l'idôle absolue, incontournable, majuscule, de la capitale andalouse: Curro Romero.
L'arène est pleine comme un oeuf. Le premier toro est déjà sur la piste. Après une réception prudente et une première pique banale, Curro s'avance lentement vers le toro. Un murmure enfle à chacun de ses pas: "Il va faire un quite!" Des "chuuuuuts" fusent de toutes parts et, peu à peu, chacun se tait dans une attente fervente. Curro s'immobilise à cinq mètres de la bête qui le fixe. Sur un cite, elle s'élance. Le silence est tel que l'on entend le galop des sabots sur le sable. Trois véroniques lentes vont déclencher de profonds olés. Mais ce qui se passe à la quatrième est absolument incroyable. Des milliers de rotules se tendent d'un coup et l'arène entière se retrouve debout en rugissant, alors que la musique retentit pour saluer cet évènement hors du commun: une demi-véronique d'anthologie.
Moi seul, je suis resté assis. Parce que je n'ai rien vu, je n'ai rien su voir. Des demis, j'en ai déjà regardé des centaines. De tous styles. Celle-là était ralentie, enroulée, belle, réussie... mais au point de provoquer ce séisme?! Je suis ahuri et un peu sonné. Un mystère vient de m'assommer.
Il me faudra beaucoup de discussions avec des aficionados sévillans, beaucoup de lectures, beaucoup de vidéos et, surtout, une profonde remise en question du regard que je portais sur l'arène, pour pénétrer le secret de cette fameuse demi et entrer, du même coup, dans les couloirs obscurs et ésotériques de la pyramide de la tauromachie inspirée, poétique.
Séville et Curro Romero m'ont ouvert les portes étroites de ce mystère pharaonique. Comment, par exemple, au coeur d'une course d'ennui et de fadeur, saisir l'envolée fugace de la cape d'un peon et la fêter comme le retour de l'enfant prodigue, au point de faire saluer son auteur sous une ovation de gala. Une passe et c'est la tauromachie entière qui se donne.
Séville sait voir le détail. Et par le détail précisément se manifeste l'essentiel. Nous sommes bien loin de la tauromachie ostentatoire des arènes de Madrid. Alors que le regard castillan a besoin de preuves, l'aficion sévillanne, elle, a des yeux de chat. Elle voit dans la noir.
Superbe, comme une inclinaison de tête d'un acteur de Kabuki.
RépondreSupprimerEl nino del Boucat