BIENVENUE SUR LE BLOG DE PAPA GATO

12 février 2011

Le temps des souvenirs (5): Rêve et réalité.

Le jeune homme colombien que l'on transporte, à grandes enjambées, vers l'infirmerie, passe à moins d'un mètre de moi, dans le callejon. Son visage tuméfié est livide, ses yeux sont révulsés. Sur son coutume vert émeraude grossit, de seconde en seconde, une tâche de sang à hauteur de l'aisselle. Il a 21 ans. 
Quelques minutes plus tôt, il avait traversé l'arène d'un pas tranquille pour venir s'agenouiller devant la porte du toril et attendre l'entrée de son adversaire. Les spectateurs avaient vite compris; une rumeur grandissante l'avait accompagné jusqu'à devenir clameur lors de son agenouillement. 
A la sonnerie des clarines, un silence tendu était tombé sur l'arène. Lorsque la porte s'ouvrit, on put entendre le bruit sec du battant contre les planches de la talenquère. 
Ensuite tout se précipita. 
Le toro apparut, lancé à pleins gaz, comme un train en rase campagne. Le torero, surpris par la vitesse, tenta une esquive, la corne l'accrocha sous le bras droit et l'emporta, comme happé. Le novillo ne freina même pas sa course et l'on vit le corps traîné, face contre terre, sur une trentaine de mètres. À la manière de celui de Messala, prisonnier des rênes de son attelage durant la fameuse course de char l'opposant à Ben-Hur, dans le film mythique que nous avions découvert à peine quelques années plus tôt. Lorsque le novillo voulut bien lâcher prise, on emporta le corps désarticulé et ensanglanté du malheureux vers une table d'opération que l'on imaginait impuissante à sauver une vie si maltraitée.
Je n'avais jamais assisté à une puerta gayola et c'était la première cornada que je voyais. J'avais quinze ans.
Dans sa violence et son dramatisme, cet instant conserve pour moi, encore aujourd'hui, un caractère d'irréalité. Comme s'il s'agissait d'une fiction. Parfois, aux arènes, la fulgurance est telle que l'on croit rêver. La corrida se joue entre réalité et imaginaire. Et il est parfois bien difficile de faire la part de ce que l'on a vu et de ce que l'on a fantasmé. 
Restent les noms et les dates.
Il s'appelait Hernan Alonso et s'en tira avec quelques points de suture. Nous étions le 14 juillet 1968, aux arènes de Bayonne. Il prit l'alternative au mois d'octobre de la même année. Quinze ans plus tard, il fut arrêté et emprisonné pour trafic de cocaïne.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire