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4 août 2012

Mystère

  Blague à part, vous me voyez bien dubitatif. 
   Grand admirateur, partisan, fan, comme vous voudrez, de Curro Romero et Rafaël de Paula - pour les plus jeunes: deux toreros artistes super géniaux - il m'arrivait de souhaiter que leurs toros surtout, mais alors là surtout, foncent! Qu'ils "embistent", mettent la tête, sans trop poser de problèmes, sans fadeur, sans bêtise, mais sans gros vice non plus. Simplement pour pouvoir jouir de leur art unique. Car à toro égal, je dis bien "égal", personne ne pouvait leur être comparé. À quoi aurait-il servi de les confronter à des Miura ou autres Victorinos devant lesquels ils n'auraient fait que se défendre? Au nom de quelle définition de la corrida? De quelle morale? De quel code? De quelle loi?
   Voyez-vous, je suis convaincu que les actuelles figuras trichent en imposant des toros dénaturés. Et je me réjouis qu'un vent de résistance souffle du côté de l'aficion. Voir certaines plazas et placitas en venir à une exigence forte est louable. Je garde précieusement dans mon panthéon personnel de grands souvenirs de combats épiques dont celui de Jose Antonio Galan à Pamplona face à un Miura un jour d'orage et d'autres à Madrid ou ailleurs. Je n'étais ni à Céret ni à Mont-de-Marsan pour y applaudir Robleño et j'imagine aisément que ce fut grand et émouvant. 
   
   Mais toute la tauromachie n'est pas dans la lutte âpre avec un Escolar Gil ou un Cuadri. Tout le toreo n'est pas dans la technique et le courage. La valeur suprême d'un torero ou d'un toro dans l'arène n'est pas seulement dans sa capacité à combattre - la fameuse "caste" fourre-tout dont on nous rebat les oreilles.
   Le toro ne fait pas que poser des problèmes, il détient aussi un mystère. Le torero, certains après-midi, résout les problèmes mais ne touche pas au mystère. Certains autres jours, rares et cruciaux, bête et homme y naissent, s'accouchant l'un l'autre.
    Car seule la rencontre permet la manifestation de ce mystère. Pas plus le torero que le toro à eux seuls ne le portent. Et personne ne le connait avant de le voir se révéler. L'instant de son apparition est le coeur même de la corrida, ce vers quoi elle tend fondamentalement; il en est l'absolu.
   Au delà d'une lutte cela nécessite un accord entre torero et toro, une harmonie, une complicité au sens noble du terme. D'opposants, ils deviennent alors partenaires. La fusion repose sur le rythme. Le toreo majuscule est l'apparition du rythme organique qui unit alors ce couple singulier.
   Mais rien de la magie n'est possible si le danger est absent. Un toro acquis d'avance, un torero loin des cornes, un public complaisant et le charme ne se manifeste pas. Il s'agit bien de vivre cet accord dans une harmonie précaire à chaque instant vulnérable. Cet équilibre superbe est un conquête permanente sur le risque de chuter toujours menaçant.
   
   Que ceux qui seraient tentés de ne lire dans ces quelques lignes que de jolies phrases un peu perchées, un peu fumeuses, y réfléchissent à deux fois. Nous vivons un temps de réducteurs: réducteurs de tête, de pensée, de coeur et de mystère. Époque de la transparence, de la normalité. La tauromachie reste une terre opaque, un peu sanglante, un peu fangieuse, qui cache un diamant. Comme la corne d'un toro.
   Ceux qui sont contre la corrida n'y voient que sang et douleur. Ceux qui y jouissent du seul combat n'y voient que tête et testicules. Les uns et les autres, aveuglés par l'éclat réducteur du visible, du tangible, du concret, passent à côté du trésor et finalement de l'essentiel.
   C'est l'Andalousie qui m'a fait pressentir cette dimension sacrée, un peu mystique, je l'avoue. En lisant Garcia Lorca et sa théorie du duende. Lumineux. Puis, le flamenco et cette femme de quatre-vingts ans gagnant un concours de baile en dansant assise. Et ces "curristas" (amoureux de Curro Romero) rencontrés au hasard de la feria d'avril à Séville, ces envoûtés incapables de décrire, de mettre des mots sur le mystère. Et la Maestranza enflammée par des détails, des détails comme des tours de clés: un capotazo inspiré d'un péon déclenchant l'ovation, un cite lors d'un quite, un simple cite, frénétiquement applaudi, un chant spontané s'élevant sur une série droitière de Manzanares père. Et la lenteur, venus des temps pharaoniques, des derechazos de Curro Romero. Et une véronique tellement longue et douce de Rafaël de Paula qu'elle continuait encore alors que le olé s'éteignait, provoquant le souffle de stupeur de 12 700  spectateurs.
   Et puis, ailleurs, les peintures noires de Goya, les christs du Greco ou le silence méditatif d'une arène vide...

   Il est rare, bien rare que le génie sorte de sa lampe tout au long d'une faena.
   Quelques secondes suffisent à l'éblouissement.
   Mais, une fois irradié, vous voilà plein de la révélation et vide à la fois, comme nettoyés de l'anecdote de vivre et ouvert à deux battants à cet inconnu entrevu, qui donne à l'aventure humaine une dimension nouvelle et exaltante.
   Difficile de transmettre ce bouleversement. La video lui reste imperméable. Il faut y être? Non, car on peut passer à côté.
   Seulement s'y préparer, s'y disposer.
   L'approche du mystère est une culture.


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